L’exil de l’aigle albanais Adrian Suka

Par Mathieu Rault
12 min.
Adrian Suka était sur le banc de l’Entente Sannois Saint-Gratien en 2010 @Maxppp

En 1991, des joueurs de la sélection nationale albanaise profitent de rencontres de qualification pour l’Euro 92 pour fuir l’instabilité politique d’un pays en pleine révolution. Milieu de terrain du Dinamo Tirana, Adrian Suka fait partie de la liste qui affronte la France à Paris, le 30 mars. Au lendemain de la rencontre, en route pour Nantes, une nouvelle vie s’offre à lui.

Adrian Suka reçoit dans son bureau de responsable des sports de la mairie de Saint-Gratien, dans le Val d’Oise. Placardée au mur, une mosaïque de photos : sa femme, ses trois filles, des souvenirs de plusieurs excursions sur le Mont-Blanc, sa vie après le foot, et puis, dans un coin, un cliché de l’ex-international albanais, de dos, immergé dans une piscine qui fait face à la mer.

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La photo a été prise en 2013 à Dürres, ville située sur une petite péninsule du littoral adriatique de l’Albanie, à vingt minutes de la capitale Tirana. Berceau d’Adrian Suka. Si la piscine est le reflet de la démocratie, lui passe sa jeunesse dans la mer, côté sauvage, celui qu’il préfère. C’est aussi le souvenir de son père, engagé dans la marine marchande, qu’il ne voit pas beaucoup.

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Une mer dans laquelle il se jette avec ses jeunes coéquipiers du Klubi Sportiv Lokomotiva Dürres après chaque entraînement, de mars à novembre, peu importe le temps. Adrian y fait toutes ses classes, jusqu’à son entrée à la fac et l’appel de la capitale. Sa mère, professeure d’histoire-géo, fait de l’éducation d’Adrian et de sa sœur une priorité. Le garçon pense devenir professeur d’éducation physique.

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C’est le Dinamo qu’il rejoint à son entrée à l’Université de Tirana. Adrian suit des cours de physiologie, et de biomécanique, utiles dans sa pratique du foot, et assiste également aux cours d’éducation communiste, de Marx, Engels, Lénine et Staline, dont il ne garde pas de grands souvenirs. En 1986, Adrian a 19 ans et remporte le championnat albanais avec le Dinamo Tirana devant le Flamurtari Vlorë, grâce à une différence de buts favorable.

La fuite des talents albanais

Pas encore professionnel, il découvre la Coupe des Clubs Champions. Un tour préliminaire face au Besiktas Istanbul. Défaits 2-0 au match aller à Istanbul, les joueurs du Dinamo sont battus 1-0 au retour. Adrian se souvient du chemin menant de l’hôtel au stade à Istanbul, de la foule compacte qui appuie sur les parois du bus qui ne demandent qu’à céder. Une heure pour faire deux kilomètres. « De grands frissons ».

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Adrian ne le cache pas, bien aidé par sa condition de footballeur dans l’Albanie communiste post-dictatoriale et bientôt démocrate, il se classe plutôt dans la couche aisée de la population. Plus qu’une nécessité économique, sa décision de quitter le pays émane surtout d’une « envie de liberté, un refus de céder au totalitarisme et d’adhérer aux idées du régime en place ». Si le pays est sorti de l’autarcie depuis la mort d’Enver Hohxa, le pays reste replié sur lui-même.

La révolution éclate au début de l’année 1991. Nommé à la tête du pays, Ramiz Alia tente d’assouplir le régime, mais il est trop tard. La population a pris les choses en main. La statue de l’ex-dictateur Hoxha est mise à terre et des heurts entre pro et anti-communistes éclatent à Tirana. La discrétion n’est plus vraiment de mise lorsqu’Adrian prend la décision de quitter l’Albanie.

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Le jeudi 28 mars 1991, alors qu’il s’apprête à rejoindre Paris avec la sélection, une quarantaine de personnes est venue lui dire au revoir à l’aéroport de Tirana. Il n’est pas le seul à prendre part à cette première vague de départs souvent précipités. Il semble que l’époque voulait que « chacun cache quelque chose au fond de son cœur », raconte Adrian. Il est impossible de se livrer. Il ignore alors que six de ses coéquipiers ont la même idée en tête.

Un voyage à Paris semé d'embûches

Au terme d’un voyage mouvementé, via Zurich et Genève, les cheveux aux épaules, signe de changement, Suka et ses partenaires finissent par arriver le vendredi matin. A l’aéroport de Roissy, ne descendent de l’avion que treize joueurs sur les seize partis de Tirana. Profitant d’une nuit d’hôtel imprévue sur les bords du lac Léman, Eduard Kaçaçi, Lorenc Leskaj et Genc Ibro s’éclipsent, comme d’autres auparavant.

La sélection albanaise, ou ce qu’il en reste, descend à l’hôtel Concorde Lafayette, dans le 17e arrondissement de Paris. Au programme, entraînement la veille du match et visite des monuments phares de la capitale. Les joueurs découvrent Paris et dans leurs têtes déjà s’imaginent prendre telle route, rejoindre telle gare, atteindre telle destination.

Adrian profite de ces moments de détente pour s’exprimer à la télévision française et donner son avis sur la politique de son pays. Il déclare à demi-mot son intention de prolonger son séjour en France, après la rencontre. Une sortie qui n’est pas du goût des émissaires du régime qui accompagnent la sélection. « L’oeil de Tirana » fait savoir au sélectionneur qu’Adrian ne jouera pas face aux Bleus, le soir-même.

Entre désertions et punitions, c’est une équipe complètement remaniée qui se présente face aux Bleus pour ce match qualificatif pour l’Euro 1992 en Suède. Seuls trois joueurs albanais présents au match aller sont sur la feuille de match. Difficile dans ces conditions de rivaliser avec l’équipe ultra-offensive mise en place par Michel Platini : Cantona, Cocard, Papin et Vahirua forment le quatuor offensif des Bleus qui corrigent finalement l’Albanie 5 à 0.

Franck Sauzée refuse de lui donner son maillot

Adrian Suka ne conserve aucun maillot de la sélection albanaise. Ses tuniques rouges, il les échange avec celles de ses adversaires : Suède, Grèce…Un carton rempli de ces reliques est rangé dans son garage. Des maillots de chacune des équipes qu’il affronte. Toutes, à l’exception de la France. Après la rencontre, Franck Sauzée refuse de lui donner son maillot. « Pour moi, Albanais de 23 ans qui a décidé de rester en France, ce maillot avait pourtant une valeur inestimable ».

Dimanche 31 mars au matin, lendemain de match, Paris est déserte et la sélection compte deux nouveaux absents. Ilir Képa a rejoint la Belgique avec un groupe de réfugiés tandis que Josif Gjergji, titulaire au milieu la veille au soir, fait parler de lui aux infos : blessé dans un accident de la route dans la Sarthe, alors qu’il fuit avec deux autres réfugiés, il est identifié grâce au maillot de Jean-Pierre Papin, récupéré sur la pelouse du Parc des Princes et qu’il porte dans son sac.

Depuis leur hôtel de la Porte Maillot, Adrian et une poignée de coéquipiers se rendent à l’Ambassade d’Albanie, Avenue Marceau, située dans le 16e arrondissement, pour voter pour la première fois de leur vie. Un vote expatrié, « pour la démocratie et pour la liberté ». Le Parti démocrate remporte un tiers des voix, mais le Parti du travail albanais, communiste et conservateur, garde la majorité. Le changement, ce n'est pas pour maintenant.

S’il regrette de n’avoir pu fouler la pelouse du Parc des Princes la veille au soir, c’est la joie qui prédomine chez Adrian Suka à l’idée de rester en France. Un sac de foot sur l’épaule et quelques dollars en poche, il prend la direction de la Gare Montparnasse. Son coéquipier au Dinamo Tirana, Rudi Vata, fait un bout de chemin avec lui. Il s’arrête au Mans. C’était « la route de l’ouest », comme il l’appelle. Adrian pousse jusqu’à Nantes.

Le coup de pouce de Robert Budzynski

À son arrivée, Adrian va s’enregistrer au Centre Nantais d’Hébergement des Réfugiés. Sans attaches et « sans savoir dire bonjour », c’est le début de quelque chose. D’une nouvelle vie. De ce pays qu’il a choisi, il ne connaît rien, « à part quelques histoires lues dans les livres et vues dans les films ». Pendant un temps, Adrian garde contact avec ses partenaires d’exil, avant de tourner la page. Lot des réfugiés de tous temps : l’attente. Elle est interminable.

Professionnel, Adrian continue de s’entraîner malgré une pause dans le cheminement de sa carrière. Il ne s’arrête jamais de jouer, part à la rencontre des gens qui tapent la balle dans les « city-stades » de Nantes. Le foot est un milieu dans lequel il ne rencontre aucune difficulté à pénétrer, car « c’est un langage à part entière ». Des responsables du foyer de réfugiés lui décrochent finalement un rendez-vous avec Robert Budzynski, directeur sportif du FC Nantes de l’époque.

Suka se retrouve dans son bureau de la Jaunelière, camp d’entraînement des Nantais, où il croise le champion du monde 86 argentin, Jorge Burruchaga, qui joue sa dernière saison avec les Canaris. Budzynski contacte de nombreux clubs de D2 et D3. Et Suka est finalement recruté par Saint-Lo, qui évolue de National 1. Dans le groupe ouest du championnat, il croise Christian Gourcuff, qui vient de reprendre les rênes du FC Lorient et assiste à l’éclosion des jeunes talents de la réserve du FC Nantes, Pedros, Karembeu, Ouédec et Desailly, emmenés par Jean-Claude Suaudeau.

L’acclimatation se fait petit à petit. Il découvre la France et l’envie d’acheter une voiture, de faire un peu la fête. Ces bons côtés de la vie sont un handicap pour la deuxième partie de son existence : son métier de footballeur. Adrian dit avoir toujours respecté le foot, « mangé des pâtes sans sel ni beurre », mais considère qu’il lui a manqué un soupçon de professionnalisme pour arriver plus haut et éviter les problèmes physiques. La tête est parfois ailleurs.

Un fossé entre l'Albanie et la France

D’autres priorités, comme aider une famille dans un pays en reconstruction. Des sacs de 50 litres qui partent à chaque vacances à destination de l’Albanie. Sa mère, qui a perdu son travail à la chute du régime, vient lui rendre visite à St-Lo. Usée par la propagande, elle glisse à Adrian lorsqu’elle aperçoit les gens dans la rue qui partent au travail : « c’est ça l’ennemi qui veut nous tuer ? ». Il est ému et choqué par la fracture entre ce qu’il appelle « deux mondes ».

Transféré au Stade Lavallois (D2) à l’été 93, Adrian profite de la trêve hivernale pour rendre visite à sa famille restée en Albanie. Au moment de regagner la France, il s’aperçoit qu’il est seul dans l’avion. Quelques mois après le début de la démocratie, les lignes récemment ouvertes qui relient l’Albanie à la Suisse et à l’Italie sont désertées. L’Allemagne et l’Italie signent des accords de coopération avec l’Albanie, pour que les émigrés albanais acceptent de retourner travailler au pays.

Le fossé creusé entre son pays d’origine et son pays d’accueil le saisit. A Laval, il se souvient de son premier salaire de joueur pro : 56 000 francs par mois (11 600 euros). Le président Jean Py lui propose aussi de meubler toute sa maison. Au moment de signer, Adrian est étonné de voir le banquier qui attend derrière la porte. Signe d’un changement de régime : le passage du communisme au capitalisme. C’est la découverte des châteaux, de la thalassothérapie et des massages tous les jours.

À cette époque, Adrian est marqué par sa rencontre avec celui qu’il qualifie de « meilleur coach de sa vie » : Michel Le Milinaire. L’un des fondateurs du Stade Lavallois et coach mythique du club de 1968 à 1992. Il ne passe que quelques mois à ses côtés, avant que Le Milinaire ne soit remercié par la nouvelle direction du club, mais est bluffé par le personnage. En cachette, Adrian prend en note les séances, les exercices et les discours.

Souvenirs de sélection

Lorsqu’il regarde en arrière, l’ex-international albanais a peu de regrets. De l’Albanie, à Saint-Lô, en passant par Laval, Saint-Leu-la-Forêt, Cherbourg et l’Entente-Sannois-Saint-Gratien, il ne garde presque que de bons souvenirs. Il se serait peut-être vu tenter sa chance en Allemagne. Un jeu plus ouvert, moins de duels, plus dans son style de passeur. Mais les blessures en ont décidé autrement. Un manque de chance.

Sa plus longue expérience, c’est à l’Entente Sannois-Saint-Gratien (95) qu’il la vécu. Seize années. De joueur à entraîneur, en passant par jardinier pour la ville de Saint-Gratien. Il connaît les joies de montées successives, jusqu’au National et l’honneur de voir l’un des stades du club val d'oisien porter aujourd’hui son nom.«À l’Entente c’est différent. Ça colle. Tout le monde tire dans le même sens. On frappe à côté, le vent fait rentrer la balle dans le but. La chance,» dit-il.

Adrian se souvient des ambitions de la sélection lorsqu’il était joueur, dans les années 90. Jamais lui et ses partenaires n’imaginent remporter quelque chose. Avant les matches, il y a l’envie de gagner, bien sûr, mais surtout celle d’apprendre, de découvrir, de voir quelque chose. Une curiosité née du jeu pratiqué par l’adversaire. « On est loin de la mission professionnelle du footballeur, qui est d’atteindre quelque chose », reconnaît-il.

Il se rappelle du sélectionneur de l’époque, Bejkush Birçe, «un super entraîneur, un héros», selon lui. «Sans aucune lecture de l’étranger, sans aucune expérience professionnelle, il a été capable d’entraîner, de mener un groupe d’hommes». C’est pour lui incroyable. Un sélectionneur qui déclare à l’époque qu’«un changement radical est nécessaire» et qu’«il faut donner au football les moyens de ses ambitions, en développant des structures et des équipements adaptés.»

Incognito à Tirana

À la chute du régime communiste, la priorité n’est pas de construire ou reconstruire des stades, de développer un championnat de football. Adrian se rappelle d’un déplacement en Suède avec l’équipe d’Albanie, sans protège-tibias. Un voyage pour rien. Aujourd’hui, sa famille l’a rejoint dans la banlieue ouest de Paris. Ses oncles, tantes, cousins et cousines ont émigré en Grèce, en Allemagne, en Italie et aux Etats-Unis. Aujourd’hui, ceux qui gouvernent là-bas sont tous ses meilleurs copains de classe. L'ancien président Bujar Nishani, le maire de Tirana, Erion Veliaj… Mais Adrian est loin de tout ça.

À l’époque, dans une capitale qui compte près de 400 000 habitants, il est impossible pour Adrian de marcher dans la rue sans qu’une foule de supporters du Dinamo ne vienne l’encercler. Aujourd’hui, lorsqu’il s’arrête dans la capitale albanaise, Adrian est un anonyme. Peut-être l’absence de cheveux qui le caractérise aujourd’hui. « J’en avais à l’époque », ironise-t-il. Cette nouvelle condition d’étranger le fait un peu souffrir. C’est aussi pour ça que ses visites au pays sont moins fréquentes.

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