Esteghlal, Persepolis, Sepahan : comment l’Iran attire-t-il de gros joueurs européens
Esteghlal, Persepolis, Sepahan… Ces clubs font vibrer des millions d’Iraniens chaque semaine, dans un pays où le football est roi. Pourtant, derrière la ferveur des stades et l’arrivée de joueurs européens, se cache un système aux fragilités profondes. Entre stratégie d’influence, crise économique et quête d’unité nationale, le football iranien est devenu un acteur-clé d’une géopolitique du sport aussi fascinante que paradoxale.
Portée par une génération talentueuse, la sélection nationale iranienne s’est affirmée comme une valeur sûre du football asiatique. Présente à six reprises en Coupe du monde, dont trois éditions consécutives depuis 2014, la Team Melli a souvent brillé par son organisation tactique, sa discipline et son intensité. Des joueurs comme Alireza Jahanbakhsh, Mehdi Taremi, performant avec le FC Porto puis l’Inter Milan, ou Sardar Azmoun, longtemps pilier offensif en Russie puis en Bundesliga, symbolisent ce football iranien moderne, formé localement, mais exporté avec succès. Lors de la Coupe du monde 2022, l’équipe avait impressionné en battant le Pays de Galles et en résistant avec combativité à l’Angleterre. Ces résultats réguliers confirment que l’Iran continue de produire des joueurs de haut niveau, capables de rivaliser avec les standards internationaux. En Coupe d’Asie des Nations, l’Iran reste un géant historique avec trois titres remportés (1968, 1972, 1976), même si le trophée lui échappe depuis près d’un demi-siècle. En 2019, l’équipe a atteint les demi-finales, et en 2024, elle a de nouveau affiché un niveau compétitif en se hissant parmi les meilleures formations du continent. À défaut de sacre récent, l’Iran s’impose comme un outsider permanent, toujours craint, jamais ignoré. Loin des projecteurs, la Team Melli incarne une excellence discrète mais constante, reflet d’un savoir-faire national souvent sous-estimé. Paradoxalement, le championnat local, la Persian Gulf Pro League, peine à suivre cette dynamique.
Alors que des pays voisins comme l’Arabie saoudite, le Qatar ou les Émirats arabes unis investissent massivement pour professionnaliser leurs ligues et attirer des stars mondiales, l’Iran reste freiné par des obstacles économiques et politiques : inflation, sanctions internationales, retards de paiement, infrastructures vieillissantes. Pourtant, contre toute attente, certains clubs iraniens ont récemment réussi à faire venir des joueurs européens de renom. En 2023, Steven Nzonzi, champion du monde avec la France, a signé à Persepolis, rapidement suivi par Gaël Kakuta et Bryan Dabo à Esteghlal, puis en 2024, l’attaquant Wissam Ben Yedder a rejoint Sepahan, provoquant une onde médiatique dans tout le Moyen-Orient. Dans un marché dominé par les pétrodollars, l’Iran joue sa propre partition : plus fragile, plus risquée, mais toujours audacieuse. Si ces arrivées ne sont pas comparables en volume à celles de la Saudi Pro League, elles traduisent une volonté politique et symbolique : montrer que malgré l’isolement relatif de l’Iran, ses clubs restent capables de séduire des talents internationaux et d’incarner un football influent dans la région. Cette capacité à attirer, même sporadiquement, des joueurs de renom dans un contexte économique contraint n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large où le football devient un vecteur d’influence symbolique. Dans un pays soumis à l’isolement diplomatique et aux sanctions internationales, chaque signature étrangère, chaque match à guichets fermés, devient un message adressé au monde : celui d’un Iran qui reste acteur, qui veut exister dans l’espace médiatique global par le prisme du sport. Le football, au-delà de sa fonction récréative, devient un outil de représentation nationale, un levier de “soft power” pour un régime en quête de reconnaissance sans concession.
Gloire populaire mais gouffre économique
La Persian Gulf Pro League attire chaque semaine en moyenne entre 10 000 et 20 000 spectateurs par match, un des taux les plus élevés en Asie de l’Ouest. Une popularité qui n’est plus à prouver malgré de gros problèmes dans son écosystème : «je pense que c’est un peu comme le Brésil, il y a une énorme passion pour le football. Je me rappelle pour vous donner un exemple : quand l’Iran a été qualifié pour la Coupe du Monde en 1998. J’habitais en Iran à l’époque et ils avaient eu des mauvais résultats en préparation avec Tomislav Ivić sur le banc, et il y a eu au moins 3 heures d’intervention à la télé en direct en Iran où le sélectionneur devait répondre aux questions des auditeurs. Des choses qui sembleraient infaisables en Europe. Il a d’ailleurs été viré ensuite. Il y a une passion complètement dingue, qui aussi associée au nationalisme. C’est un pays très nationaliste, donc vous devez mélanger la passion pour le football avec le nationalisme. Les jeunes n’ont pas beaucoup d’équipements, c’est un peu comme au Brésil. Ils jouent dans la rue et mettent des petits buts. Dans les années 90, je voyais les filles et les garçons jouer ensemble, c’est ce qui me frappait. Il y avait une grande passion pour le foot en Iran», nous explique Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. Les sanctions économiques compliquent les transactions bancaires et les transferts internationaux. Les paiements aux joueurs étrangers peuvent être retardés ou bloqués, ce qui a déjà mené à des litiges devant la FIFA. Le rial iranien a perdu plus de 80 % de sa valeur en dix ans, ce qui rend les contrats en devises particulièrement complexes, tant pour les recrutements étrangers que pour les règlements avec les instances internationales.
L’instabilité du taux de change complique la planification budgétaire des clubs et alimente une méfiance généralisée chez les joueurs et agents internationaux. Les sanctions bancaires internationales limitent par ailleurs l’accès des clubs iraniens au système financier global, les forçant parfois à recourir à des circuits de paiement détournés ou à négocier des arrangements hors marché : «le derby entre Persepolis et Esteghlal (Surkhabi, ndlr), qui sont les deux grandes équipes de Téhéran, c’est branle-bas de combat. Mais l’écosystème fonctionne mal. Persepolis et Esteghlal sont en déficit. Il n’y a pas de transparence, mais un vrai problème de déséquilibre financier des clubs iraniens. On ne peut pas avoir un pays qui est dans une situation économique grave et des clubs qui marchent bien. Le système économique est la plus grosse faiblesse du football iranien. Il y a beaucoup de gros problèmes d’argent dans le football iranien, le pays étant lui-même en crise économique, notamment depuis la sortie de Trump de l’Accord sur le nucléaire en 2018. Beaucoup de clubs sont en déficit. La Confédération d’Asie a sanctionné», poursuit Coville. Plusieurs clubs ont d’ailleurs été exclus temporairement de compétitions continentales par l’AFC en raison d’impayés ou de non-conformité aux règles de gouvernance. La question de la propriété est aussi un frein : Persepolis et Esteghlal, bien qu’annoncés comme en cours de privatisation, dépendent encore largement de fonds publics ou parapublics, ce qui limite leur autonomie financière et leur capacité à attirer des investisseurs privés. Les recettes des droits TV sont faibles, car le diffuseur public (IRIB) ne reverse qu’une part infime aux clubs, et les sponsors nationaux sont eux-mêmes affectés par la crise. Malgré ces obstacles, l’Iran a tout de même investi dans des infrastructures modernes, comme le stade Azadi de 100 000 places à Téhéran – le plus grand d’Asie de l’Ouest – mais son entretien est irrégulier, et son accès souvent réservé, notamment aux femmes. L’écart grandissant entre la ferveur populaire et les limites économiques rend la croissance du football iranien à la fois fragile et imprévisible.
Une Fédération minée par les soupçons
La réélection de Mehdi Taj à la tête de la Fédération de football de la République islamique d’Iran (FFIRI) en mars 2025, avec 72 voix sur 82, a suscité de vives réactions au sein du paysage footballistique iranien. Déjà président entre 2016 et 2019, Taj avait démissionné en invoquant des raisons de santé, sur fond d’accusations de mauvaise gestion financière, notamment le contrat controversé avec l’entraîneur belge Marc Wilmots. Son retour en 2022, puis sa reconduction en 2025, ont été perçus par certains comme le signe d’une continuité problématique, marquée par des allégations de corruption et de favoritisme. Des enquêtes ont révélé que des amendes imposées aux clubs et joueurs, totalisant environ 54 milliards de tomans (environ 1,3 million de dollars), auraient été versées à une entreprise privée liée à Taj : «les clubs iraniens cherchent à renforcer leur compétitivité en attirant des joueurs internationaux de haut niveau afin d’être plus performants sur la scène continentale, notamment en AFC Champions League, Elite ou Two. Ces recrutements peuvent être motivés par le désir d’améliorer les performances sportives et d’accroître la visibilité du championnat. Cependant, le football iranien fait face à des défis économiques liés aux sanctions internationales et à une dépendance aux revenus pétroliers. De plus, les clubs iraniens rencontrent souvent des difficultés financières en raison de leur structure de propriété et des sanctions économiques. Le championnat iranien est l’un des meilleurs du Moyen-Orient en termes d’intensité et de ferveur populaire. Cependant, ils ont du mal à rivaliser avec l’Arabie saoudite, le Japon ou la Corée du Sud, notamment à cause d’un manque d’infrastructures modernes et de problèmes financiers. Les clubs iraniens ont néanmoins une solide tradition et restent compétitifs en Ligue des champions asiatique, bien que leurs performances aient fluctué ces dernières années», explique Arman, qui gère le compte Team Melli Actu. L’Iran s’est aussi rapproché de certains pays dans le cadre de coopérations sportives, comme la Russie, la Chine, ou les pays d’Asie centrale.
Malgré les restrictions, la mobilisation pour permettre l’accès des femmes dans les stades a été intense. Depuis 2019, des expériences pilotes ont été menées pour les autoriser dans certaines rencontres : «l’image de la Fédération iranienne est mitigée. D’un côté, elle a réussi à qualifier régulièrement la sélection nationale pour la Coupe du monde (qui n’est presque plus un exploit) et à structurer un championnat compétitif. De l’autre, elle est critiquée pour son manque de transparence, sa gestion parfois chaotique et son incapacité à régler certains conflits, notamment ceux liés à l’accès des femmes aux stades. L’ingérence politique complique aussi son travail, entraînant des tensions avec la FIFA et l’AFC. Le football est le sport roi en Iran. Il dépasse largement le cadre sportif pour devenir un phénomène social et parfois politique. Les grands clubs comme Persepolis et Esteghlal ont des millions de supporters passionnés surtout lors des jours de derby. Les victoires de l’équipe nationale fédèrent la population. Le football est un exutoire pour de nombreux Iraniens et un des rares espaces où les émotions peuvent s’exprimer librement», détaille aussi Arman. D’ailleurs, la star Mehdi Taremi a publiquement pointé du doigt la fédération : « ils réparent ce stade depuis deux ans. Tout cela n’est qu’une opération de détournement et de blanchiment d’argent. Les matériaux utilisés pour la rénovation sont déplorables. J’ai l’impression qu’ils veulent ruiner l’image de l’Iran». Critiqué pour sa proximité avec des figures influentes du régime des mollahs, notamment les Gardiens de la Révolution (eux-mêmes proches du guide suprême Ali Khamenei), Mehdi Taj incarne aux yeux de certains observateurs l’interpénétration entre sport et pouvoir en Iran. Son parcours, depuis ses débuts au sein de Sepahan jusqu’à la présidence de la FFIRI, illustre cette dynamique où le football devient un instrument de légitimation politique. Malgré les controverses, Taj continue de défendre une vision ambitieuse pour le football iranien, mettant en avant des initiatives telles que le développement du football féminin et l’amélioration des infrastructures, tout en s’efforçant de renforcer la position de l’Iran sur la scène asiatique.
Le football, vitrine politique et miroir social
Le football en Iran est bien plus qu’un sport. Il est depuis des décennies un outil d’influence politique et de mobilisation populaire. Les supporters, très organisés, peuvent être des relais d’opinion. Les clubs incarnent souvent des identités culturelles ou régionales fortes (Persepolis est perçu comme le club du peuple, Esteghlal plutôt lié aux élites) : «les manifestations en 2022 (après le décès de Mahsa Amini, ndlr) sont tombées en même temps que les matchs de la Coupe du monde au Qatar et ça a donné une idée de la crise. Alors que les Iraniens sont très nationalistes, beaucoup d’Iraniens ont commencé à critiquer l’équipe de football d’Iran qui participait à la Coupe du monde au Qatar. C’est l’équipe nationale, normalement, on oublie tout. Et là beaucoup d’Iraniens voulaient boycotter, même en Iran, ce qui est étonnant, l’équipe nationale à cause de la crise de 2022. Beaucoup d’Iraniens ont critiqué les joueurs qui participaient avec l’équipe nationale. Par exemple, en 1998, quand l’équipe d’Iran est partie jouer la Coupe du Monde en France, il y avait un soutien total, même des Iraniens de l’intérieur et de l’extérieur, parce que c’est l’Iran, c’est la nation», a détaillé Coville. Le recrutement de joueurs étrangers comme Wissam Ben Yedder, Bryan Dabo, Gaël Kakuta ou Steven Nzonzi, notamment européens, est parfois interprété comme une tentative de «soft power». Plus récemment c’est Clarence Seedorf qui a rejoint la direction d’Esteghlal. Cela montre un Iran ouvert, capable d’attirer des talents malgré les sanctions et l’isolement international.
Le football sert aussi de canal d’expression : des chants dans les tribunes jusqu’aux célébrations des joueurs, certains gestes deviennent des signaux sociaux à forte portée symbolique : «c’est un enjeu en Iran et le pouvoir joue là-dessus. On voit très bien que quand il y a des crises politiques en interne, le football n’est jamais épargné, compte tenu de sa popularité. En 2009, il y avait un mouvement d’opposition, qu’on a appelé le Mouvement Vert. Le joueur Mahdavikia était plutôt favorable à ce mouvement. Et les joueurs de la sélection ont pris un énorme risque en jouant avec un bandeau vert, ce qui était complètement en opposition avec la vision officielle du régime. Plus récemment, le Zidane iranien, Ali Karimi, a pris position contre le régime lors des manifestations de 2022, au point de devenir une des figures de l’opposition. On a commencé à avoir des slogans contre le régime lors de matchs de foot. Il y a une telle passion pour le foot, qu’évidemment, dès qu’il y a une crise politique en Iran, il y a un impact sur le football», a conclu Coville. L’Iran navigue entre aspirations sportives modernes, enjeux politiques internes, et contexte international tendu. Le football y est à la fois un outil de pouvoir, un levier économique fragile, et un reflet des aspirations sociales. L’arrivée de joueurs européens dans ce paysage n’est pas anecdotique : elle est un indicateur de la place centrale que le sport conserve dans les dynamiques géopolitiques contemporaines.