UEFA : le fair-play financier en danger ?

Par Constant Wicherek
10 min.
Aleksander Ceferin lors d'une conférence de presse @Maxppp

Alors que Manchester City et l'UEFA se disputent devant le TAS concernant l'exclusion, pour deux saisons, des Citizens de compétitions continentales, la décision de la justice pourrait marquer un tournant pour l'instance de régulation de l'association européenne. Explications.

Ce mercredi, Manchester City et l'Union européenne des associations de football (UEFA) étaient entendus devant le Tribunal arbitral du sport (TAS) à Lausanne, en Suisse. En effet, le différend qui oppose les deux parties est assez grand et les Citizens ont été exclus, il y a quelques mois, pour les deux prochaines campagnes de Ligue des Champions (ou de Ligue Europa). Un manque à gagner estimé à plus de 200 millions d'euros par le journal The Times. En cause, un gonflement des recettes de sponsoring. « La fraude de City repose sur deux axes. Le premier, ce sont les sponsors artificiels qui sont majoritairement financés en cachette par le cheikh Mansour, propriétaire du club. La deuxième fraude consiste à éjecter certaines dépenses de façon artificielles des comptes du club via une société offshore. Les sociétés payaient les droits à l'image du joueur, mais c’est le club qui touchait les recettes publicitaires de l'exploitation de ces droits d'images. C'est le business model parfait puisque vous avez des revenus et aucun coût. Quand Mediapart et ses partenaires de l'EIC ont révélé ces manoeuvres, la situation est devenue intenable pour l'UEFA. Si l'UEFA avait toléré ça, tous les clubs auraient pu faire la même chose. Cela aurait tué les règles. L'instance a donc dû sanctionner City, sinon ils auraient tué le fair-play financier », nous explique Yann Philippin, journaliste à Mediapart, correspondant de l’European Investigative Collaborations (EIC) et également membre du conseil d’administration de ce dernier.

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Pour la première fois (en réalité la seconde puisque l'AC Milan avait aussi été exclu de la Ligue Europa la saison dernière), un très grand club européen, participant régulièrement à la plus prestigieuse des compétitions européennes, est empêché de concourir à la Coupe aux grandes oreilles. Évidemment, les Skyblues sont allés devant la justice et, même s'ils sont déboutés par le TAS, devraient encore aller plus haut, c'est-à-dire devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Et cela pourrait avoir de grosses répercussions sur l'avenir du football. Si le TAS donne raison à l'écurie anglaise, le fair-play financier, dont l'instance européenne est très fière, s'en retrouverait fragilisé. Dans le cas inverse, les Britanniques iraient encore plus haut et pourraient démontrer que l'instance de régulation financière est contraire au principe de la libre concurrence de l'Union européenne (UE). « Cette décision marque un tournant majeur, tout simplement parce que c'est la toute première fois depuis l'adoption du fair-play que l'UEFA éjecte de la Ligue des Champions une équipe du top 10. C'est inédit. Rien n'a changé, il y a toujours des arrangements contraires aux règles. En 2014, pour le PSG et pour City, l'UEFA a couvert la fraude au fair-play financier. La seule et unique raison de cette sanction contre City, ce sont les révélations issues des Football Leaks publiées par Mediapart, Der Spiegel et le réseau EIC », poursuit-il.

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Le cas du PSG et les plaintes déjà retoquées

Mais si les Citizens perdent leur partie, peut-on craindre pour le Paris SG ? Pas forcément selon le journaliste : « les contrats de sponsorings surévalués sont les mêmes, mais il y a une différence importante. C'est que ces sponsors, même s'ils appartiennent ou sont liés à l'État du Qatar, ce sont eux qui payent. À Manchester City, en plus d'avoir des sponsors paraétatiques, c'était le propriétaire du club qui payait lui-même, en sous-main, pour que les sponsors donnent de l'argent au club. Concernant le Paris SG, on pourrait encore en parler, car ils ont été blanchis aussi pour, je cite, des raisons politiques, c'est ce qui est écrit dans l’un des documents Football Leaks que nous avons révélés. »

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Car, au-delà des sponsors surévalués, la première question qui se pose est bien la légalité du fair-play financier. « Tout le monde le dit (que le fair-play financier est illégal, ndlr) mais en fait, ceux qui disent ça, ce sont les avocats du PSG et les gens qui veulent bien relayer leurs éléments de langage. Une réponse factuelle : le fair-play financier est-il illégal ? Tout le monde le sait, non. Il y a eu deux recours qui ont été intentés contre le fair-play financier et pas par n'importe qui. Un avocat qui s'appelle Jean-Louis Dupont. Un avocat belge, qui est un cador, qui est à l'origine de l'arrêt Bosman. C'est l'homme qui a dynamité et libéralisé le marché des transferts en Europe. Jean-Louis Dupont a déposé deux recours. Un à Bruxelles au nom d'un agent, qui se disait lésé par le FPF. Sa plainte a été jugée non fondée. C'est quand même remonté jusqu'à la Cour de justice de la communauté européenne et il a perdu. Jean-Louis Dupont a déposé une deuxième plainte à Paris, au nom de supporters en colère qui disaient en gros "mon club doit pouvoir dépenser comme il veut". Cette plainte a été jugée irrecevable cette fois pour des questions de procédure par le Tribunal de Paris qui a dit qu'il n'était pas compétent. Deux procédures donc, dont la deuxième n'a pas été jugée sur le fond, mais la première oui, menées par un avocat, qui est probablement le meilleur sur ces questions-là, et elles ont échoué. Donc jusqu'à aujourd'hui et jusqu'à preuve du contraire, le fair-play financier est légal », avance Yann Philippin.

Jusqu'à aujourd'hui, aucun club n'avait attaqué le fair-play financier. Et, en réalité, ce n'est toujours pas le cas puisque City conteste la décision de l'UEFA devant le TAS. C'est la question que pose le journaliste que nous avons contacté. « Le fait que le fair-play financier est anticoncurrentiel est un vieil argument des clubs riches qui se dopent financièrement. Il y a déjà eu des recours qui ont été intentés pour montrer que le FPF était contraire aux lois de la concurrence. Ils n'ont pas abouti. Mais ces tentatives n'ont jamais été lancées par des clubs. Ça ne préjuge pas du résultat d'une future action intentée par un club comme Manchester City devant l'autorité européenne de la concurrence. Ceci étant dit, cet argument est extrêmement discutable puisque les règles sont les mêmes pour tout le monde. Pour qu'il existe des pratiques anticoncurrentielles, il faudrait qu'il y ait des gens qui s'affranchissent des règles. L'argument qui pourrait être plaidable c'est d'essayer de prouver que le FPF avantage les clubs qui se sont dopés financièrement avant son instauration. C'est celui du PSG, notamment. Le fait que le fair-play financier soit contraire aux droits de la concurrence, ce n'est pas si évident. Si c'était évident, pourquoi les clubs n'ont pas fait de recours ? Cela aurait été très facile d'introduire des recours devant l'autorité de la concurrence, le PSG et City ont étudié cette piste sans la lancer. Cela montre que ce combat juridique ne serait pas gagné d'avance », se questionne le journaliste.

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Le fair-play financier vise à s'améliorer

Le fair-play financier a de réels détracteurs. Tous se basent sur quasiment le même argumentaire, à savoir que les clubs dits « historiques » ont profité du système avant et que les nouveaux entrants, qui ont essayé de tester l'instance continentale, sont lésés : « Manchester City n'a jamais répondu sur le fond du dossier. Ils ont un élément de langage de deux lignes qui explique que c'est une tentative déstabilisation. Sur le fond, ils n'ont fait aucun commentaire. Ils ont ensuite dit qu'ils allaient présenter des preuves irréfutables que tout ça n'est pas vrai. À ma connaissance, ils ne l'ont jamais fait. Il semble que leur ligne de défense principale c'est d'affirmer que les documents ont été piratés et qu'ils n'ont pas de valeur juridique. Il faut rester prudent, car nous n'avons pas accès au dossier. Ce qu'il semble, c'est qu'ils n'ont jamais contesté l’authenticité des documents et qu'ils ont une défense basée sur des arguments de procédure. C'est intéressant de voir le mépris qu'ont les dirigeants du club pour le fair-play financier. Il y a une citation fabuleuse issue des Football Leaks, écrite dans un mail en interne par un cadre de Manchester City, qui cite le président du club, qui dit : " Khaldoon a dit qu'il préfère donner 30 millions d'euros aux cinquante meilleurs avocats pour les poursuivre en justice pendant 10 ans, plutôt que de payer une amende à l'UEFA". Ferran Soriano, le directeur général de City, avait aussi écrit dans un mail : " on va se battre contre le fair-play financier, de la manière la plus invisible possible, sinon nous allons être pointés du doigt comme les ennemis du football". On voit qu'ils haïssent le fair-play financier, mais qu’ils en ont honte, ils n'osent pas le dire. »

Car, si on y regarde de plus près, l'idée même du fair-play financier est une bonne chose. « Le fair-play financier sert notamment à brider les actionnaires aux moyens quasiment illimités. On parle de milliards d'euros dans le cadre de City et du PSG. Le dopage financier ça montre que ce n'est pas bon pour le foot, ça crée des inégalités, ça fausse les compétitions. Ce modèle actuel, où il y a dix clubs en Europe, qui écrasent tout parce qu'ils ont un budget très supérieur à leurs poursuivants, ce n'est pas celui que veulent les fans de foot. Ils préfèrent des compétitions plus équilibrées, que plus de clubs aient des chances de gagner. Le but du Qatar ou de Manchester City, c'est le contraire : écraser le jeu par l'argent », philosophe Yann Philippin avant de poursuivre sur les nouvelles modalités : « la version du fair-play financier a été améliorée en 2019. Maintenant elle prend en compte la dette. Avant elle prenait en compte que les injections d'argent des actionnaires ou des personnes liées, comme les sponsors, désormais on a plus d'indicateurs et notamment l'endettement. Il y avait des clubs qui avaient contracté un gros endettement et qui s'étaient financés comme ça et maintenant, c'est pris en compte. Les nouvelles règles sont plus justes ».

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L'équilibre de la terreur

Finalement, c'est une sorte de partie d'échecs qui s'est jouée, qui se joue et qui va se jouer à l'avenir et le cas de Manchester City pourrait régler beaucoup de choses selon les décisions prises par les autorités juridiques. Toutefois, les clubs, comme l'UEFA, ont un peu peur. « Le problème de cette procédure, c'est qu'on n’en sait pas grand-chose. C'est un tribunal privé, ce n'est pas un tribunal classique. Ce ne sont pas des juges, mais des arbitres. La procédure et les audiences ne sont pas publiques. Ce qu'on sait, c'est que la procédure a bien été initiée par nos articles. Si le TAS donne raison à Manchester City sur le fond, et pas sur un point de procédure ou de preuves irrecevables, le fair-play financier est mort, car cela validerait le dopage financier dans sa forme la plus agressive, et pour un montant total de 2,7 milliards d’euros englouti par le Cheikh Mansour ! Si City a le droit de faire ça, oui, le fair-play financier est mort. Cela va être un vrai test pour voir si le FPF tient la route juridiquement. Mais ce ne sera pas terminé parce qu'il y aura, quel que soit le gagnant, un appel devant le tribunal fédéral suisse. Ce sera là l'ultime contrôle de légalité du fair-play financier », analyse enfin le journaliste de Mediapart.

Ce qui est certain, c'est que nous sommes dans une sorte de flou juridique autour de ces questions et que, comme l'arrêt Bosman, dont la décision a été rendue le 15 décembre 1995 par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), la fin de l'histoire pourrait changer absolument tout. Si City l'emporte, on reviendrait à un système que nous avons déjà connu par le passé, avant l'instauration du fair-play financier. Dans l'autre sens, l'Union européenne des associations de football, si elle gagne, aurait le champ libre afin de développer ce système et tenter de rendre encore plus pérennes les finances des clubs européens à l'heure où la crise du coronavirus a fait beaucoup de mal.

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