L’Assemblée nationale lance son bras de fer contre la multipropriété en France
Alors que la multipropriété des clubs gagne du terrain en France et en Europe, l’Assemblée nationale examinera cette semaine une proposition de loi inédite pour encadrer les investisseurs et préserver l’aléa sportif.

Depuis plusieurs mois, la question de la multipropriété est devenue l’un des dossiers les plus sensibles du football français, nourrie par une série de signaux d’alerte venus du terrain. L’échec retentissant de John Textor et du groupe Eagle à l’Olympique lyonnais, englué dans des difficultés sportives et financières depuis son rachat, illustre les limites d’un modèle qui promettait stabilité et investissements massifs mais se traduit surtout par des tensions et une perte d’identité. À Strasbourg, les critiques se multiplient contre le groupe américain BlueCo, déjà propriétaire de Chelsea, au point que Marc Keller, figure historique du club, a dû s’exprimer publiquement cette semaine pour rassurer les supporters sur l’avenir du Racing.
À Nice, l’ambition initiale d’Ineos n’a pas vraiment transformé l’essai, les résultats sportifs restant en deçà des moyens engagés et alimentant le sentiment d’un projet au point mort. À Toulouse, RedBird affiche des résultats seulement relatifs : une gestion plus rationnelle certes, mais qui peine à dissiper les doutes sur le long terme. Enfin, l’arrivée massive de Red Bull dans le paysage français, combinée à l’investissement annoncé de la famille Arnault au Paris FC, laisse entrevoir une concentration sans précédent de capitaux et d’intérêts croisés. Ces exemples, cumulés, nourrissent l’inquiétude d’une partie des acteurs du football professionnel face à un système où les clubs deviennent des pions dans une stratégie globale d’investisseurs mondiaux, reléguant au second plan l’enracinement local, l’équité sportive et la souveraineté des compétitions.
Élargir et durcir l’interdiction du contrôle multiple
L’Assemblée nationale s’apprête à examiner une proposition de loi ambitieuse destinée à encadrer plus strictement la multipropriété des clubs sportifs, en particulier dans le football professionnel. Portée par un large groupe de députés, cette initiative vise à consacrer dans la loi un principe d’« aléa sportif » garantissant l’égalité des chances entre compétiteurs et la loyauté des compétitions. Inscrit dans l’article L. 100-1 du code du sport, ce principe érigerait en valeur fondamentale l’absence de soupçon d’entente entre clubs détenus par un même actionnaire, au moment où les pratiques de multipropriété se généralisent en Europe. Il s’agit d’un changement de paradigme : l’aléa sportif ne relèverait plus seulement de l’éthique ou des règlements internes, mais serait reconnu comme un droit à part entière. Le texte prévoit d’étendre l’interdiction actuelle, jusque-là limitée aux sociétés sportives françaises, aux situations impliquant des clubs étrangers lorsque l’un des clubs concernés est établi en France. Concrètement, un propriétaire ou un fonds d’investissement exerçant un contrôle exclusif, conjoint ou une influence notable sur un club français ne pourra plus posséder ou influencer un club étranger de la même discipline.
Cette extension vise à mettre fin aux contournements des règles nationales et à protéger le football hexagonal d’un système d’investissements croisés qui favorise certains clubs au détriment d’autres. Elle répond à la montée en puissance des fonds étrangers, notamment américains, qui détiennent déjà plusieurs clubs européens simultanément. Le projet de loi propose de faire évoluer les sanctions, aujourd’hui purement symboliques, pour leur donner un véritable effet dissuasif. L’amende, jusque-là plafonnée à 45 000 euros, pourrait atteindre 2 % du chiffre d’affaires mondial de l’entité en infraction. S’y ajouterait automatiquement une interdiction de participer aux compétitions organisées par la fédération sportive concernée. En liant sanction financière et sanction sportive, les députés veulent empêcher toute stratégie de « calcul du risque » par les investisseurs et rétablir un cadre réellement contraignant. Cette double peine s’appliquerait tant que la situation de multipropriété ou d’influence prohibée perdurerait.
Un rôle accru pour la DNCG et une implication des supporters
La proposition de loi confère à la Direction nationale du contrôle de gestion (DNCG) de nouvelles prérogatives afin de contrôler les projets d’achat, de cession ou de changement d’actionnaires des clubs sportifs. Elle devra vérifier non seulement la solidité financière des repreneurs, mais aussi leur respect du principe d’aléa sportif et de l’interdiction de multipropriété. Les associations de supporters et les collectivités locales seraient, elles aussi, habilitées à saisir la DNCG pour déclencher un contrôle. Cette ouverture marque un tournant : les supporters deviennent des acteurs institutionnels de la régulation, avec la possibilité d’influencer en amont des opérations de rachat potentiellement risquées pour leur club. La chute du gouvernement Bayrou et le « gel » automatique des travaux parlementaires, étant donné que les ministres ne siègent plus au banc, ont mis en suspens la proposition de loi Savin-Lafon, adoptée en juin au Sénat, en attendant la formation de l’équipe de Sébastien Lecornu, nouveau Premier ministre.
Dans ce contexte incertain, Éric Coquerel n’exclut pas de raccrocher son propre texte à celui des sénateurs Savin et Lafon : « Il est fort possible que je présente des amendements inspirés de ma proposition de loi à la leur. C’est peut-être là que les chances d’aboutir sont les plus fortes. » Reste à savoir si ces dossiers demeureront à l’ordre du jour législatif une fois le brouillard dissipé. Enfin, le texte accorde au ministère des Sports un rôle de suivi et de contrôle subsidiaire, lui permettant d’intervenir si la DNCG n’a pas interdit un projet jugé problématique. Le ministre pourrait alors procéder à son propre contrôle et, le cas échéant, interdire l’opération. Cette double garantie témoigne d’une volonté d’élever le contrôle au rang d’intérêt général national, dans un contexte où le football européen tend à se transformer en marché dérégulé dominé par quelques superclubs. En inscrivant ces principes dans la loi, les députés entendent affirmer une « exception sportive » à la française, comparable à l’exception culturelle, pour préserver la compétitivité et l’équité du football professionnel sur le long terme.