L’autre bras de fer caché derrière la rencontre entre la France et l’Azerbaïdjan
Vendredi soir, les Bleus affrontent l’Azerbaïdjan au Parc des Princes pour les éliminatoires du Mondial 2026. Un match qui, derrière les enjeux sportifs, cache un bras de fer diplomatique entre Paris et Bakou. Car entre campagnes de désinformation, tensions géopolitiques et ambitions d’influence, cette rencontre dépasse largement les lignes du terrain.

Vendredi soir, le Parc des Princes retrouvera son manteau tricolore. Sous les projecteurs parés d’hymnes et de drapeaux, les Bleus accueilleront l’Azerbaïdjan pour le compte de la 3ème journée des éliminatoires de la Coupe du monde 2026. Sur le papier, c’est un match largement à la portée des hommes de Didier Deschamps. Sur le terrain, Mbappé, Maignan et consorts visent un nouveau succès pour s’assurer une route tranquille vers les États-Unis, le Mexique et le Canada. Mais au-delà du ballon rond, cette rencontre cache un autre affrontement, bien plus feutré : celui qui oppose Paris à Bakou. Car si l’on parle d’une opposition sportive, ce match de foot s’agit aussi, symboliquement, du prolongement d’un bras de fer diplomatique et informationnel qui dure depuis plusieurs années entre l’Élysée et le Palais présidentiel de Zagulba.
Tout avait pourtant bien commencé entre les deux nations. La France fut l’un des tout premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’Azerbaïdjan, en décembre 1991, quelques mois après la chute de l’URSS. Dès l’année suivante, une ambassade s’installe à Bakou et les visites officielles se multiplient. En 2004, le président Ilham Aliyev, fraîchement élu, choisit la France pour sa première visite à l’étranger. À l’époque, Paris voyait dans ce petit État du Caucase un partenaire prometteur, riche en hydrocarbures, et désireux de s’ouvrir à l’Occident. Pendant des années, la coopération s’intensifie : échanges économiques, collaborations universitaires, et même un dialogue culturel soutenu. La France, membre du Groupe de Minsk de l’OSCE, endosse alors le rôle d’arbitre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le conflit du Haut-Karabakh. Tout semblait aller dans le bon sens. Jusqu’à ce que la diplomatie se retrouve, elle aussi, au cœur d’un duel sans arbitre.
Un bras de fer diplomatique
La rupture s’est dessinée sur fond de guerre. En 2020, Bakou remporte une victoire éclatante contre Erevan dans la deuxième guerre du Haut-Karabakh, reconquérant la quasi-totalité de ce territoire disputé. Pour la France, marquée par une forte diaspora arménienne et attachée à la défense des minorités, la défaite d’Erevan résonne douloureusement. Emmanuel Macron multiplie alors les critiques contre l’Azerbaïdjan, tandis que Paris signe un accord de coopération militaire avec l’Arménie. À Bakou, cette évolution est vécue comme une trahison. La France, jadis arbitre, prend parti. Dès lors, le ton se durcit. Dans la tête d’Ilham Aliyev, Paris devient le porte-voix de l’«Occident hostile», selon ses termes. Le terrain diplomatique se transforme en champ de bataille. Et bientôt, les coups ne se portent plus dans les discours, mais dans l’ombre numérique. En juillet 2023, le service français Viginum, chargé de la lutte contre les manipulations étrangères, repère une vaste campagne de désinformation baptisée «Olympia». L’objectif était de nuire à la réputation de la France à l’approche des Jeux olympiques de Paris 2024. Des milliers de faux comptes diffusent des messages moqueurs, mettent en doute la capacité du pays à organiser l’événement et appellent au boycott sous les hashtags #Paris2024 et #BoycottParis2024. Les enquêteurs remontent la piste jusqu’à un compte lié à un membre du Parti du nouvel Azerbaïdjan, au pouvoir à Bakou. Quelques mois plus tard, rebelote, avec une nouvelle campagne qui prétend qu’une invasion de punaises de lit ravage Paris.
Les images sont reprises partout dans le monde, semant un vent de panique et ternissant l’image du pays à quelques mois des Jeux. La DGSI parlera plus tard d’une «attaque d’ingérence et de déstabilisation», orchestrée en partie depuis l’Azerbaïdjan, parfois avec le concours de Moscou. Le foot n’y est pour rien, mais la France découvre que son adversaire du soir sait marquer des buts… dans le domaine de la guerre informationnelle. Bakou ne s’arrête pas aux fake news. En juillet 2023, lors d’une conférence du Mouvement des pays non-alignés, l’Azerbaïdjan crée le Groupe d’initiative de Bakou. Ce collectif réunit des militants indépendantistes de territoires français d’outre-mer, dont la Nouvelle-Calédonie, la Martinique, la Guadeloupe, sous un discours anticolonial virulent. Le message est alors d’accuser la France de perpétuer une politique impérialiste. Depuis, les drapeaux azerbaïdjanais sont apparus dans les cortèges indépendantistes de Nouvelle-Calédonie, des portraits d’Aliyev circulent, et des médias d’État azéris publient des tribunes incendiaires accusant Paris de «provoquer des bains de sang». Pour les autorités françaises, il s’agit d’une opération «massive et coordonnée» d’ingérence. Ce front géopolitique a ravivé toutes les crispations entre les arrestations de ressortissants français à Bakou, les expulsions croisées de diplomates, et, plus récemment, l’assassinat en France d’un opposant politique azéri. Un climat glacial, qui rend le contexte du match de vendredi aussi tendu qu’une séance de tirs au but.
Un football néanmoins en développement
L’Azerbaïdjan, pourtant, veut montrer un autre visage. Sous la présidence de Rovshan Najaf, l’Association des Fédérations de Football d’Azerbaïdjan (AFFA) multiplie les projets avec la mise en place de la VAR, ouverture d’une académie à Tovuz, accueil des FIFA Series en 2024. Gianni Infantino, président de la FIFA, avait salué les efforts d’un pays engagé dans «le développement du football» Pour Bakou, c’est aussi une manière de redorer son image internationale, d’apparaître comme un État moderne et sportif :« Nous apprécions tous ses programmes, toutes ses initiatives, c’est pourquoi nous nous engageons à participer davantage aux activités et aux programmes de la FIFA. Nous sommes bien sûr très contents de ce qui se passe en Azerbaïdjan, mais la FIFA doit travailler main dans la main avec les nombreux pays, les nombreuses nations qui la composent pour développer davantage le football, accroître son inclusivité, le rendre accessible à celles et ceux qui veulent jouer et regarder le football», a déclaré Rovshan Najaf. Mais à Paris, ce vernis diplomatique ne trompe personne. Le régime Aliyev sait que le sport, comme le gaz, est une arme d’influence. Ce match face aux Bleus est donc une opportunité symbolique pour prouver qu’on existe sur la scène mondiale, fût-ce le temps d’un coup d’envoi.
Alors oui, vendredi, il y aura du football. Des dribbles, des arrêts, des cris, des hymnes. Mais il y aura aussi des regards lourds de sens entre officiels, des symboles à interpréter, et un contexte qui dépasse de loin la simple compétition. Entre la France et l’Azerbaïdjan, tout n’est plus question de diplomatie feutrée. C’est un jeu à plusieurs bandes, où chaque geste compte : une interview, un communiqué, un post sur X… ou un match au Parc des Princes. Et si les Bleus veulent s’en tenir au sport, leur adversaire, lui, y verra bien plus. Ce match prendra la forme d’une scène mondiale où l’on joue sa place non seulement dans le groupe D, mais dans la grande partie d’échecs géopolitique du XXIe siècle.
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